ce qu’ils en disent…
L’art de Florian Tiedje est une invitation adressée à l’acuité du regard immédiatement comblé par l’extrême netteté, à toutes les profondeurs
de champ, de ses images et le déploiement généreux pour l’oeil de ses
photographies.
Pourtant très vite, le confort du parcours visuel est quelque peu troublé par la
découverte de petits espacements vides qui rythment verticalement la continuité
des panoramas offerts. Celle-ci, sans devenir brutalement illusoire, se révèle cependant entretenue par l’ajointement précis des lignes d’horizon devant lesquelles se discernent alors la répétition sur deux tirages voisins de la ligne oblique d’un même arbre ou, plus aisément encore, le changement de place de telle ou telle personne contemplant comme nous le paysage.
Dans ce qui apparaît désormais comme un triptyque intitulé Hartmanswillerkopf,
une croix commémorative d’un massacre guerrier ayant ensanglanté ce site et
aujourd’hui visité par des promeneurs, fait en se répétant assez ostensiblement,
plus qu’indiquer deux instants de prise de vue: sa légère variation de taille révèle
un déplacement du photographe en même temps que sa simplicité formelle, analogue au collimateur d’un viseur d’oculaire, emblématise l’importance du jeu des lignes dans le travail de Florian Tiedje. Celles, naturelles, de l’horizon entrent en dialogue avec celles, « humaines » et obliques, d’une voie rapide empruntée par un camion, de câbles de haute tension ou encore celle, plus sinueuse, d’une surface d’eau miroitante. Et, dans tous les cas, leur fuite hors-champ, rappelle que malgré ses dimensions, le polyptyque n’a pas pour visée de capter la totalité du visible. Si, pour ce faire, la prise de vue avait été réalisée au moyen de l’objectif d’un appareil équipé d’un mécanisme spécial d’entraînement de la pellicule – comme dans les panoramiques de Marin Kasimir – l’extension de l’image aurait été sans ruptures mais la ligne d’horizon et l’aspect des choses auraient été affectés de courbures brisant la familiarité naturelle de notre regard avec l’ouverture du monde. Et c’est justement de cette complicité dont témoigne le personnage dans le paysage:
assis en train de lire, cueillant du bois ou traçant son chemin dans une
futaie, il concentre son regard sur un point précis, laissant au nôtre, attiré par sa
simple présence qui donne aussi la mesure des choses qui l’entoure, la liberté
d’embrasser l’ensemble de l’image, d’effectuer des va-et-vient entre le panorama
et le détail qui dévoile sa construction (au lieu de balayer rapidement le visible).
L’oeil reconstitue alors les petits déplacements du photographe lors des prises de
vue qui ont re-présenté deux fois certaines choses afin de donner au visible dans
l’image une extension sensiblement supérieure à celle qu’il avait dans la réalité.
La composition et le contenu des polyptyques de Florian Tiedje évoquent alors
deux ensembles d’images curieusement dissemblables: d’une part, les peintures
de Caspar-David Friedrich dans lesquelles des personnages vus de dos magni-
fiaient l’immensité sauvage de la Nature s’ouvrant en face d‘eux, d’autre part le recueil photographique de la DATAR qui, dans les années quatre-vingts, avait élevé à la dignité de l’image des territoires déclassés, dénués de tout pittoresque, victimes ou objets probables d’aménagements d’inégales valeurs.
L’art de Florian Tiedje serait à sa manière la mise en oeuvre d’une générosité
photographique à l’égard de paysages intrinsèquement modestes ou même exigus:
dans une subtile économie de la re-présentation, les discrets déplacements
de ses prises de vues donnent à ce qui n’est peut-être qu’une remontée de nappe
phréatique, la chance d’apparaître sous l’aspect d’une charmante rivière, ou à un
taillis au bas d’un remblai, la virtualité de se montrer sous le jour de l’orée d’une
forêt, comme si en étirant silencieusement le fil de l’horizon, il devenait possible de conférer à un petit coin de terre, un peu de l’ouverture du ciel…
Paul Guérin
Février 2004
